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Interview Renaud Van Ruymbeke - « Magistrat, c’est un métier passionnant (...) »

Interview Renaud Van Ruymbeke - « Magistrat, c’est un métier passionnant (...) »

Pendant plus de quarante ans, le célèbre magistrat Renaud Van Ruymbeke a instruit des affaires politico-financières très sensibles : Boulin, Urba, Dickinson, Frégates de Taïwan, Clearstream, Kerviel, Cahuzac, Karachi, Balkany.

19/01/2023 Retour à tous les articles

« Magistrat, c’est un métier passionnant, on travaille pour le service public, la collectivité, en plus on travaille pour la justice, ce n'est pas rien l'idée de justice… Pour les gens, c'est fondamental ! »

Pendant plus de quarante ans, le célèbre magistrat Renaud Van Ruymbeke a instruit des affaires politico-financières très sensibles : Boulin, Urba, Dickinson, Frégates de Taïwan, Clearstream, Kerviel, Cahuzac, Karachi, Balkany. Juge d’instruction libre et déterminé, son action a été décisive dans la lutte contre les paradis fiscaux, le blanchiment et la corruption internationale. Il a récemment publié une enquête passionnante sur le fonctionnement de ces paradis fiscaux. À cette occasion, Renaud Van Ruymbeke a accepté de répondre aux questions de l'équipe Tax & Legal du cabinet de chasse de têtes Morgan Philips Executive Search.

Vous avez récemment publié votre ouvrage « Offshore. Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux ». Pour commencer, pourquoi avoir écrit un nouveau livre à ce sujet ? Dans votre biographie « Mémoires d'un juge trop indépendant », vous évoquiez et dénonciez déjà le fonctionnement des sociétés offshore, des paradis fiscaux et leurs liens étroits avec la corruption internationale…

Renaud Van Ruymbeke. Dans le premier livre, je n’ai pu tout expliquer sur la problématique des paradis fiscaux. Je trouvais ça dommage de ne pas partager l’expérience que j’ai acquise pendant toutes ces années. J’ai travaillé dix-neuf ans au pôle financier à Paris que j’ai quitté en tant que doyen. J’ai vraiment passé énormément de temps à démanteler ces circuits offshore. Les gens ont entendu parler des paradis fiscaux, des places offshore mais ils ont une image souvent très abstraite des choses. J’ai une vision concrète parce que j’ai démonté ces circuits. Il était donc intéressant d’écrire un livre pour contribuer à la prise de conscience collective, car on peut y remédier. Il y a quand même beaucoup d’argent qui échappe aux États, souvent endettés, qui doivent faire face à des dépenses colossales aujourd’hui… Il y a une manne extraordinaire à portée de main !

Est-ce qu’il n’y a pas une certaine tolérance vis-à-vis de la fraude fiscale dans l’opinion publique ? Vous démontrez très bien dans votre ouvrage que l’existence de ces circuits engendre des conséquences désastreuses au quotidien : financement du terrorisme, catastrophes écologiques, impossibilité du gel des avoirs russes plus récemment…

R.V.R. Je ne suis pas sûr que les gens aient la même perception désormais. Le problème est que le phénomène est invisible. On ne s’en rend pas toujours compte mais certains États, souvent les plus pauvres, sont spoliés alors qu’il s’agit de ressources énormes ! Et au-delà de l’aspect fiscal, il y a la dimension pénale car des personnalités corrompues profitent de ces paradis fiscaux. Les dictateurs de la planète ont des prête-noms, des sociétés écrans, des trusts ; ils amassent des fortunes sur le dos de leurs peuples ! C’est surtout le cas dans les pays pauvres d’Afrique où vous avez la misère qui se développe et une élite qui s’enrichit en pillant les ressources naturelles.

Quel intérêt y trouve la France ?

R.V.R. Elle n’y a aucun intérêt mais ce n’est pas la France toute seule qui va régler le problème. C’est à l’Europe de le faire ! Or, il y a la règle de l’unanimité. Est-ce que vous pensez que le Luxembourg, Chypre ou encore l’Irlande vont voter pour ? Les Pays-Bas sont réticents également… Donc la France toute seule ne peut y arriver. Il faudrait vraiment qu’elle fasse preuve d’une grande volonté et qu’elle s'associe avec des pays comme l'Allemagne, l’Italie, l’Espagne. Ce serait déjà un bon moteur qui ferait bouger l'Europe et surtout il faudrait sensibiliser l'opinion… À partir du moment où l’opinion est informée, cela facilite quand même les choses.

Faut-il attendre un nouveau scandale pour mobiliser l’opinion et les décideurs politiques ?

R.V.R. Oui, bien sûr, si demain il y a un événement qui se produit dans les paradis fiscaux, un scandale qui éclate, à ce moment-là on va prendre des mesures, vous avez raison.

Il y a eu les « Papers », les révélations de la presse : les Pandora Papers, les Paradise Papers, les Panama Papers, les Dubaï Papers, on aurait pu penser que ces révélations feraient bouger les lignes… Or cela n’a pas fondamentalement fonctionné, les choses retombent tout de suite. On regarde s’il y a des personnalités politiques potentiellement impliquées, s’il n’y en a pas, on laisse tomber ! Et s’il y en a, on va dire que ce sont des brebis égarées, mais on ne veut pas voir qu'il y a derrière tout un système.

Vous évoquez également le fonctionnement ambigu des États-Unis…

R.V.R. Il y a une grande tolérance aux États-Unis. Ils ne vont pas détruire les paradis fiscaux, ils en ont déjà chez eux et ils l'acceptent. Le Delaware joue le rôle de pays comme l'Irlande en Europe, c'est-à-dire qu’il y a énormément de sociétés américaines qui créent leurs sièges dans le Delaware, pour payer moins d'impôts. On paie beaucoup moins d’impôts dans cet état que dans l’État de New York, par exemple. Par ailleurs, les multinationales présentes en Europe profitent de pays comme l’Irlande ou du Luxembourg pour avoir une taxation plus faible. Ils vont faire en sorte que les bénéfices générés en France ou ailleurs, soient transférés par conventions intra-groupe vers la société mère, où ils paieront moins d’impôts. Ils vous disent que c'est parfaitement légal, que c'est de l'optimisation mais j’estime que c’est de la fraude fiscale ! On bascule vite dans la fraude, la frontière entre évasion et fraude est ténue. Les choses sont en train de changer : deux groupes américains ont récemment été sanctionnés en France. La jurisprudence n’est pas complétement fixée mais on constate une tendance en ce sens. Aujourd’hui, il y a des sociétés qui pratiquent l'évasion fiscale en se disant que c'est autorisé et qui un jour vont se faire rattraper et auront des sommes très importantes à payer !

Depuis l'appel de Genève de 1996, un certain nombre de mesures ont été prises : la mise en place de structures au niveau européen (Eurojust, le Parquet européen), l’échange automatique, le taux d'imposition minimum de 15 % décidé par l’OCDE, la loi Sapin II en France avec la CJIP et la protection des lanceurs d’alerte etc. Êtes-vous satisfait des progrès réalisés et optimistes pour l’avenir ?

R.V.R. Oui il y a des progrès mais insuffisamment. Il ne faut pas se voiler la face, dire qu’il n’y a plus de paradis fiscaux, c'est faux ! Il faut ouvrir les yeux, c’est ce que j'ai voulu faire. Pour résoudre un problème, il faut poser un diagnostic.

Pourrait-on avoir de nouveau l'équivalent d'une affaire Elf avec notre système actuel ?

R.V.R. Oui, bien sûr, je pense que oui. Je ne peux pas anticiper…

Techniquement, il n’y a pas assez de remparts pour l'empêcher ?

R.V.R. Non, les dictateurs continuent à amasser des fortunes. D'où viennent-elles ? Ce sont des sociétés occidentales qui les alimentent pour avoir accès à des marchés publics. Le problème perdure ! Ces sociétés paient des intermédiaires qui signent des engagements de ne pas corrompre mais ces documents sont purement formels et destinés à préserver les apparences. Sanctionner financièrement les entreprises, c’est compliqué  car il y a des emplois en jeu, des gens qui font bien leur travail. Les amendes ne doivent pas se traduire par la faillite de l’entreprise. Je suis un praticien, je n’ai pas d'idéologie, ce qui me guide, c'est l’efficacité et la réalité du terrain.>

Vous êtes très dur avec certains acteurs qui sont des maillons de la chaîne de la fraude fiscale, notamment les fiduciaires, les cabinets de conseil, certains cabinets d'avocats spécialisés. Est-ce que vous pensez qu'il faudrait davantage réglementer, contrôler ? Qu’est-ce qu'il faut faire ?

R.V.R. Il faut les sanctionner surtout, leur interdire d’exercer à partir du moment où ils organisent en connaissance de cause de telles fraudes. Vous remarquerez que les pays concernés ne les sanctionnent pas. Suite au Panama Papers, des poursuites ont été exercées contre Mossack Fonseca, mais d’autres prospèrent, il n’y pas que Mossack Fonseca !

Se pose aussi le problème des trusts. Pourquoi constituer un trust si ce n’est pour échapper à l’impôt ? Face à des trusts, le juge ne peut pas saisir les fonds de la personne poursuivie car ils ne lui appartiennent plus juridiquement, ce qui lui permet d'organiser son insolvabilité. La jurisprudence considère qu’un trust est parfaitement légal, ce n’est pas le cas s’il existe une volonté de fraude. Il me parait évident que la seule constitution d’un trust est guidée par une volonté de fraude, je ne vois pas d’autres cas de figure. Il faut supprimer les trusts. Tant que ces outils existeront, la fraude persistera !

Pour revenir à votre carrière, pouvez-vous nous parler de votre conception du métier de juge d’instruction ? Vous avez une très bonne réputation parmi les avocats, vous êtes reconnu comme un magistrat très respectueux des droits de la défense, très humain.

R.V.R. C'est une question d’état d'esprit. J’ai eu d'excellentes relations avec la plupart des avocats que j'ai connus. Les magistrats doivent respecter les avocats et vice-versa. Et quand je dis respecter, ce n'est pas purement formel, on a de vraies discussions. Ces échanges sont extrêmement utiles au stade de l'instruction et permettent de mieux comprendre les situations, d’intégrer le discours des avocats qui font un vrai travail avec leurs clients.

Il n'y a pas de bonne justice quand la justice n'est pas à l’écoute. Pour moi c’est fondamental. La discussion et  le dialogues sont nécessaires. Chaque individu détient une part de vérité. Quant aux mesures coercitives telles que la détention, je les ai toujours utilisées avec parcimonie lorsqu’il n’y avait pas d’autres solutions.

Est-ce que vous pourriez citer des avocats en particulier avec qui vous avez pu travailler en bonne intelligence ?

R.V.R. Il y a eu le regretté Olivier Metzner, c’était vraiment un grand avocat. Il connaissait parfaitement ses dossiers, il travaillait énormément. Quand je discutais avec lui, nous n’étions pas dans la posture. Il n'avait qu'une parole : par exemple, quand il avait des clients à l'étranger visés par un mandat d’arrêt, nous en parlions et parvenions parfois à trouver une solution telle que le versement d’une caution. Quand nous prenions un engagement, chacun respectait sa parole grâce à cette confiance qui s'était installée au fur et à mesure des dossiers. Toute est une question de loyauté. L'éthique personnelle est importante dans le métier de magistrat et d’avocat. Le dialogue doit s’instaurer avec tous les acteurs : les enquêteurs, le parquet, les avocats, c’est ce que j’ai beaucoup aimé dans ce métier. L’un vous dit blanc, l'autre dit noir, on discute et on s'aperçoit qu'il y a des zones grises. On écoute ce que les uns et les autres disent et après on fait la part des choses. C'est ce qui est important et intéressant. C’est grâce au dialogue qu'on avance !

Quelles étaient vos méthodes pour mener à bien vos instructions ?

R.V.R. Un juge d’instruction doit faire une démonstration. Il doit se fonder sur la rationalité et instruire avec humanisme. La rationalité est complémentaire du doute. Le juge d’instruction émet des hypothèses et doit les vérifier. Le paradoxe c’est qu’il doit émettre des hypothèses pour instruire mais qu’il doit aussi se méfier de ses propres intuitions. Je ne vois pas l'intérêt de faire pression sur quelqu'un. Quand un dossier ne tient que sur les aveux d'une personne, celle-ci pourra toujours se rétracter. Seuls des éléments de preuve permettent de faire la démonstration. J’ai toujours eu le souci de constituer des dossiers qui n’aboutissent pas à des relaxes à l'audience, même si on ne peut pas l’exclure totalement.

Dans vos deux ouvrages, en dépit des difficultés dont vous témoignez, vous faites montre d’une vraie passion pour le métier. Que diriez-vous aux jeunes ayant une vocation pour la magistrature ?

R.V.R. Je leur dirais que c’est un métier passionnant, on travaille pour le service public, la collectivité, en plus on travaille pour la justice, ce n'est pas rien l'idée de justice… Pour les gens, c'est fondamental ! On accomplit un travail qui est très utile à tous les niveaux. C'est un très beau métier, où il faut prendre des responsabilités, on écoute bien sûr, mais arrive le moment où il faut décider et il ne faut pas mettre des années à le faire !

Par ailleurs, vous êtes dans l'humain. Prenez un juge des enfants, un juge d'application des peines, il va examiner la situation d'une personne. Est-ce qu'il est prêt à sortir ? Est-ce qu'on va lui trouver un travail ? Que dit l'éducateur ? On va l'aider à se réinsérer. Quand vous siégez en correctionnel ou aux assises, quelle peine va-t-on retenir ? Rendre la justice n'est pas simple.

C'est vrai, d'ailleurs vous n’avez que 27 ans quand vous vous occupez de l’affaire Boulin, un dossier pour le moins exposé. Comment fait-on à cet âge-là ?

R.V.R. Et pourquoi pas ? Prenez l'exemple anglais. En Angleterre, vous n'avez que des magistrats d'un certain âge parce qu’ils ont fait toute une carrière en tant qu'avocat auparavant. Est-ce que les juges britanniques ont sorti une affaire financière ? Non. Il n’y a pas besoin d'attendre 60 ans pour être compétent. On a un Président de la République qui est quand même jeune par exemple. La jeunesse, c'est un atout, les jeunes juges ont leurs idéaux.

On a un autre atout en France, c’est la formation et l’ENM : il y a un concours, une sélection et une fois formé le juge devra prendre ses responsabilités. Cependant, il n’est jamais seul.

Le juge exerce des responsabilités dans le cadre d’une chaîne.

Oui c'est vrai. On a pourtant reproché les méthodes du juge Lambert, dans l'affaire Grégory, en faisant référence à sa jeunesse et à son manque d’expérience, ce n’est pas la bonne explication selon vous ?

R.V.R. Pas du tout. Regardez l'affaire Bruay-en -Artois. Il n’était pas tout jeune le juge Pascal… Vous me direz, je prends ma propre défense, puisque j'étais jeune juge d'instruction…

On ressent un équilibre, une sérénité chez vous alors que vous gériez des affaires majeures, très médiatisées, que vous subissiez des pressions… Comment avez-vous réussi à tenir ?

R.V.R. Si vous avez une vie équilibrée, des proches qui vous soutiennent, vous vous en sortez, sinon vous pouvez tomber complètement.

Mais dans ce métier est-ce que ce n'est pas plus compliqué d'avoir une vie équilibrée avec les déplacements, les horaires à rallonge, les moyens limités, la pression ?

R.V.R. Personnellement je ne travaillais pas jour et nuit, j’ai toujours pris des temps de repos.  Quand j’étais de permanence de week-end, le lundi je n’étais pas productif car j’étais saturé. Quant à la pression médiatique, il est important  de garder une certaine distance et de conserver son indépendance. Le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique !

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